14 janvier 2007

Partager l'Histoire

Les journées de l’EHESS et les conférences de la BnF


L’histoire se lit, se dit et s’écoute.

J’ouvre ici un espace à ces deux dernières façons de transmettre du savoir historique qui ont pour point commun la parole. L’idée de cet article n’est pas de déblatérer sur des cours d’histoire scolaire ou universitaire mais sur l’histoire pour tout le monde, ou du moins, dans des lieux ouverts à tous.
On la trouve un peu partout, au Collège de France, à la Maison de l’Amérique latine, dans des associations diverses, avec souvent des spécialistes de la question étudiée. Je voulais sortir de l’univers fermé de la Sorbonne, mon très cher « placard du savoir » où j’ai grand plaisir à étudier, pour voir comment se dit l’histoire à des gens qui n’étudient pas forcément cette discipline. C’est une question que se posent certains historiens : faut-il, ou non vulgariser l’histoire ? Certains la considèrent comme une discipline scientifique, un objet en soi qui n’est destiné qu’à leurs pairs ou à leurs étudiants. D’autres croient qu’il est bon de diffuser ce savoir et qu’il peut conduire à du « mieux » dans certains domaines. Cette division en deux catégories est très manichéenne et il est clair que d’autres entrées sont possibles en la matière.
Ma première expérience se déroule à la Bibliothèque nationale de France, où j’ai l’habitude de grossir les rangs des étudiants qui n’arrivent pas à travailler chez eux. La BnF organise souvent des cycles de conférences gratuites en partenariat avec le magazine l’Histoire. Chose logique quand on sait que le président de la BnF, Jean-Noël Jeanneney, est lui-même historien et conseiller de la direction de ce magazine.
Un mercredi du mois de novembre (2006), Michel Winock, l’autre conseiller de la rédaction du magazine et grand professeur s’il en est, donne une conférence d’une heure et demie sur la crise de mai 1958 qui a conduit le général De Gaulle au pouvoir. Je me rends donc, curieux, au grand auditorium, à l’entrée duquel on me donne un livret de quelques pages contenant une présentation rapide du sujet et une bibliographie. C’est la première chose que je note, un effort pour accompagner les auditeurs durant la conférence. Je m’installe dans le fauteuil d’un amphithéâtre qui compte environ 200 personnes ce qui, deuxième point, est un chiffre assez élevé pour n’importe quelle conférence qui ne compte pas une star du cinéma ou un homme politique. Michel Winock arrive, s’installe à une table en bois nonchalamment déposée au milieu de la scène, les projecteurs sont sur lui, la lumière s’éteint. Il présente son sujet en quelques mots et se lance... Pendant une heure et demie, il a tenu son public en haleine, usant d’une voix puissante, distillant une pointe d’ironie ou d’humour dans ses intonations selon la situation, ne s’arrêtant que pour faire durer le suspense. Le sujet est traité avec brio, l’exercice de style est maîtrisé et les gens l’applaudissent chaleureusement. Je me suis cru un moment au cinéma. M. Winock nous a fait revivre un moment d’histoire. Et, on ne peut même pas lui reprocher d’avoir appelé Guy Mollet, « Guy Mauvais » : sa langue a fourché. Bon d’accord, j’ai rigolé. J’étais le seul d’ailleurs.
Ce qui m’intéresse dans ce moment ne tient pas tellement au propos qui ont été dits, bien que je retienne l’idée de « coup d’État » al dente du général De Gaulle et de ses partisans. Ce serait plutôt la façon qu’a eue cet homme de vivre son métier et de le faire partager directement avec son public. Ou bien l’idée que l’on peut intéresser les gens avec autres choses que des niaiseries télévisuelles destinées à vous faire boire la dernière boisson gazeuse à la mode. C’est possible. En tout cas il le fait. Reste la question du public...
Alors oui, j’étais assis au rang le plus haut, et je n’ai jamais autant vu de calvities dans un amphithéâtre. Il y avait quelques jeunes, quelques trentenaires, et une écrasante majorité de retraités qui ont eu bien du mal à gravir les escaliers les séparant de la sortie. L’histoire intéresse surtout les personnes âgées, et c’est bien dommage. Mais l’offre est là.

Toujours au mois de novembre, je suis allé à la journée de débats proposée par l’École des hautes études en sciences sociales. Le principe de cette rencontre était attrayant : réunir trois ou quatre universitaires, de formations différentes, sur un thème commun. J’ai assisté à deux conférences : « histoire et jugement » et « l’efficacité de la loi ».
Selon la liberté chère à cette institution, les professeurs ont abordé le sujet avec originalité, tout en gardant un degré de précision élevé. L’amphithéâtre était presque plein. Les gens étaient concentrés, à l’affût de la moindre faille à noter pour avoir quelque chose à redire à l’exposé. Le public était relativement jeune. En tout cas beaucoup plus jeune qu’à la BnF. J’ai suivi attentivement les cinq ou six communications, en prenant des notes sur les idées qui me paraissaient intéressantes. Mais, même en m’appliquant, j’ai eu du mal à tout comprendre. J’en ai discuté avec un type à qui j’ai dépanné une cigarette à la pause, un professeur. Il était agacé, non pas de la technicité des propos, mais de leur faiblesse. Ha, bon...
Il est clair que le discours aurait pu être beaucoup plus technique. Mais dans le cadre d’une réunion de travail entre chercheurs, pas dans un débat ouvert à tous. La suite des débats à été un peu plus accessible, et toujours aussi intéressante. Au grand dam du « professeur de la pause », qui soufflait tant qu’il pouvait pour marquer sa réprobation.
Les gens présents étaient, je crois, en grande majorité des chercheurs. C’est un peu dommage, car il s’agissait d’une ouverture de cette École si fermée vers le un public plus large. Je suis parti vers 18 heures, la tête pleine de Kant et de Hegel, d’histoire d’Afrique du Sud et d’Argentine...

19 décembre 2006

Institutions publiques et modèle républicain

Pour une réévaluation du rôle de l’État. Le cas de la BnF




En période d'élection présidentielle, les politiques aiment bien mettre en avant le rôle de l'État dans la mobilité sociale. L’État doit se montrer exemplaire, et l’accès à la fonction publique doit répondre aux idéaux du modèle républicain.
Jacques Chirac va même jusqu'à estimer que "notre modèle républicain, marqué par les idéaux des Lumières et les valeurs universelles de la Révolution française, peut être source d'inspiration et d'appui dans cette marche (chinoise) vers la démocratie et les droits de l'homme", (Conférence donnée à l’Université Beida de Pékin, 26 octobre 2006). En effet, une « large partie de l’opinion publique » croit en la validité de ce modèle, et dans son nécessaire maintien par l’État. Il faudrait d'ailleurs étudier l'imaginaire lié au modèle républicain, sa production et sa diffusion.
Nous allons nous pencher sur l'application de ce modèle dans la pratique. Il s’agit de sortir d’un imaginaire entretenu (à dessein ?) par les politiques et de se plonger dans les pratiques de recrutement d’une institution publique. La Bibliothèque nationale de France (BnF) nous servira d’exemple.

Depuis le 4 janvier 1994, date du décret officialisant la fusion entre la Bibliothèque de France et de la Bibliothèque Nationale, la BnF est une institution-vitrine de l’État. Sa mission de service publique -constitution des collections, conservation, communications-, la place sur le devant de la scène dans sa catégorie, aussi bien sur le plan national qu'international. Qu’ils soient étudiants, chercheurs, journalistes, responsables d’une bibliothèque ou tout simplement amoureux du livre la BnF est pour eux un passage obligé. Son site François Mitterrand attire tous les ans de nombreux architectes venus pour contempler cette œuvre titanesque ou pour constater ses aberrations matérielles. On sait, depuis le XVIIIe siècle, que pour des raisons de conservation –chaleur, lumière- et donc de coût, une bibliothèque, ça s’enterre ! Vitrine matérielle, c’est aussi une vitrine institutionnelle. Sur ses 2600 employés, ce qui la place au premier rang des établissements publics rattachés au ministère de la Culture et de la Communication, il y a environ 1600 fonctionnaires.

Beaucoup d’étudiants qui travaillent leurs cours là-bas aimeraient bien pouvoir y travailler en tant que vacataire. Dans leur esprit, c’est en quelque sorte l’« échelon un » dans l'ascenseur qui mène droit au « poste à responsabilité » tant prisé par une bonne partie d’entre eux. Certains veulent être magasinier en chef, conservateur, ou encore chargé de relations publiques. Tous aiment la Culture et ses métiers. Étudiants, ils ont en tête le modèle de recrutement des enseignants : le CAPES. Il s’agit de travailler dur, pendant un an -au mieux-, et les plus vertueux obtiendront le précieux sésame. Et même si on peut dire que certains sont plus avantagés que d’autres dans le système d’enseignement supérieur - école préparatoire, E.N.S-, ils pensent avoir à peu près les mêmes chances que le reste de leurs camarades. Ainsi se forge l’idée d’une méritocratie applicable à l’ensemble des postes administratifs offerts par l’État : « travaillez fort et vos efforts seront récompensés »...
Cependant, la pratique diffère du discours. Voici un bref résumé des étapes qui mènent à la BnF. Dans un premier temps, il s’agit de d’obtenir un poste de saisonnier pendant l’été. Les dossiers de candidature qui ne sont pas visés par un parrain, professionnel à la BnF, sont mis directement « à la poubelle ». Il y a deux réponses à cette discrimination fondée sur la parenté (il s’agit très souvent d’enfants d’employés). Cette méthode permet d’éliminer un grand nombre de personnes pour des postes très demandés, et elle offre un avantage non négligeable au personnel de le BnF. Cela permet aussi d’assurer une efficacité (toute relative) dans le travail demandé. Les candidats ont une « obligation » envers leurs parrains. Ils doivent se montrer dignes de la faveur qui leur a été accordée. S’ils se sont montrés aptes à faire le travail qu’on leur demande (ponctualité, respect des règlements etc.), ils peuvent poser leur candidature à un poste de vacataire. Ces postes sont le plus souvent d’une durée de quatre mois, et peuvent êtres renouvelés. À ce stade sont « éliminés »... les gens qui ont deux mains gauches.

Reste le concours et là, on rejoint l’imaginaire qui entoure les concours de la fonction publique. Il y a effectivement des concours externes, ouverts sur des critères de qualifications assez larges. Malheuresement, il y a chaque année de moins en moins de places offertes. Elles sont réservées aux concours internes... ouverts aux vacataires qui ont fait preuve de leur motivation à travailler. Et la boucle est bouclée. Le modèle de discrimination fondé sur la parenté prend le pas sur le modèle de méritocratie républicaine. Et c’est la naissance d’une classe privilégiée qui peut seule, ou presque, accéder à des postes tant convoitées. On trouve donc un nombre assez élevé de gens qui ont le même nom à la BnF.

Mais il ne s’agit pas là du but recherché. Ou du moins nous l’espérons. Ce déplacement d’un modèle a l’autre à pour but la recherche d’une efficacité qui manque à la fonction publique. C’est sujet largement balisé et les déclinologues en font leurs choux gras. Cependant précisons tout de même trois points. Les contraintes structurelles interdisent le licenciement des fonctionnaires. La sécurité de l’emploi attire les gens et compense les salaires qui sont en moyenne moins élevés que dans le secteur privé. Le concours externe statut sur les motivations des candidats à devenir fonctionnaires mais pas leur motivation à travailler. Tout cela lié au manque d’incitation à l’intérieur du système de la fonction publique donne ce manque d’efficacité tellement décrié. Il y a toujours la possibilité d’une « mise au placard ». Un agent qui ne travaille pas assez parce qu’il trouve son travail ennuyant (le tri quotidien des coupures de presse en vue d’une conservation et d’une mise à disposition thématique ou encore l’estampillage d’un fond récemment acquis de 4000 diapositives peut s’avérer décourageant), peut se retrouver à faire un travail encore plus ennuyant. Pour lutter contre cela, et pour mettre en avant les possibilités d’évolution, a été mis en place un système de plan de carrière annualisé visé par le chef de service qui ne rencontre pas le succès attendu. Et les aberrations sont réelles à la BnF. Nous citerons par exemple le cas de ce magasinier dont la fonction est -entre autres- de ranger les livres et les de mettre à disposition des lecteurs et qui dispose d’un certificat attestant qu’il ne peut manipuler de livres en raison d’une obscure maladie...

Cet article n’a pas de vocation scientifique. Il s’agit juste d’un état des lieux à partir d’un exemple, pour ouvrir la voie à des études qui elles pourront apporter de réelles solutions. Nous nous bornerons à essayer d’appeler à d’autres voies que celle mise en avant par des auteurs comme Jacques Marseille : « privatisons l’État ! Plus aucun fonctionnaire ! », et de réanimer le modèle républicain.

17 décembre 2006

Raciste la France ? Ce que nous montre l'histoire

Comment comprende le "bruit et l'odeur" d'un Jacques Chirac, ou encore le fait que des gens qui n'ont jamais rencontré de "Noirs" ou d''Arabes" soient racistes ?

Voici une piste qui pourrait permettre de le comprendre. Il s'agit d'une l'analyse de contenu du "Chasseur français" des années 50, fait par votre serviteur. Édifiant...


Introduction

À l’heure où certains tentent d’inscrire dans la loi «le rôle positif de la présence française outre-mer », et que d’un autre côté des voix s’élèvent contre ce qu’ils considèrent être une atteinte à leur mémoire, il est bon de s’interroger sur les liens qu’ont pu avoir les Français de métropole avec le reste de l’Empire. Ce lien est assez particulier car, si dans les années 1950 la France d’outre-mer est dans tous les esprits, peu de gens ont la chance d’y être allé. Une majorité d’entre eux doivent se contenter des images –iconographiques ou manuscrites- diffusées par les différents médias de l’époque –presse, cinéma, littérature.
L’historiographie sur le sujet –l’imaginaire colonial des Français -reste finalement assez limitée au regard du nombre d’ouvrages sur la colonisation française. Alain Ruscio ( Ruscio, Alain, Le credo de l'homme blanc. Regards coloniaux français (XIXe-XXe siècle), Bruxelles, Complexe, 1995) sort du lot avec un livre efficace qui offre un large panorama du regard des Français sur leurs « malheureux compatriotes », et sur lequel nous appuierons notre réflexion. Il reste que, même dans ce livre, les années 1950 sont assez peu étudiées. Bien que le nombre des canaux d’expressions qu’il étudie soit pléthorique : « des discours d’hommes politiques ou des études d’intellectuels de renom (…) également des témoignages directs d’acteurs ou de spectateurs des événements (…) les légendes de certaines cartes postales ; des textes publicitaires … » (p.14) -, ils ne touchent finalement qu’un nombre assez limité de personnes du point de vue de la diffusion.
Fondé en 1885, le mensuel Le chasseur Français est un canal d’expression qui a l’avantage de toucher un large public, quantitativement d’abord, c'est le journal le plus vendu dans les années 50 , et géographiquement. En effet, les petites annonces passées dans ce journal font mention de grandes villes comme Cannes, Paris, Angoulême ou Nevers mais aussi de petites comme Dun-sur-Auron (30 km de Bourges) ou encore St-Denis-Martel (Lot). C’est un journal qui se veut neutre et en 1936 l’éditorialiste mentionne que « Le chasseur français n’est l’organe officiel d’aucun groupement ». Ainsi, aucun thème politique n’y est traité, et il n’y a pas de parti pris clairement identifiable.
L’analyse portera sur la rubrique intitulée « La France d’outre-mer », et plus particulièrement sur l’Afrique noire, (elle y est la plus fréquemment étudiée), depuis 1949 jusqu’à sa disparition en 1954 au profit de la rubrique « À travers le monde ». Les articles publiés sont le plus souvent des descriptions géographiques ou « ethnologiques » de l’Afrique et de ses habitants . Nous tenterons de voir quelles images de l’A.O.F Le chasseur français diffuse-t-il. Pour cela, nous avons axé notre réflexion sur trois points, la domination, l’image d’un territoire qui n’a pas bougé depuis des millénaires et enfin, la rencontre de l’Autre.




La domination

Le développement économique

Sans toutefois rentrer dans le débat d’époque qui a été de savoir si les colonies coûtaient ou rapportaient de l’argent aux contribuables, il est certain que les facteurs économiques rentrent en ligne de compte dans la vision que les Français de la métropole ont pu avoir de l’A.O.F. Ainsi, les années 1949 et 1950 sont marquées dans Le chasseur français par l’abondance d’articles d’analyse économique, thème qui disparaît par la suite. Durant ces deux années, Victor Tillinac s’intéresse aux possibilités économiques de lieux ou de produits. Ainsi, il décrit le kapok (qui sert à faire du textile) de cette manière : « Cette belle fibre de teinte faiblement roussâtre, lisse, soyeuse, a jusqu’à ces derniers temps, fait l’objet de peu de plantation dans l’Empire français. » . Il poursuit son article par une étude rationnelle des possibilités de production, « le kapok, dispersé dans la brousse, exige beaucoup de main d’œuvre (des femmes et des enfants suffisent) », qui prend l’allure d’un calcul coût /avantage, « En, janvier, le kapok d’A.O.F, (...) était vendu dans la métropole 205 francs le kilogramme pour la variété blanche et 180 francs pour la variété grise ». Enfin, il conclut en montrant l’avantage du développement de l’activité, « Nous avons là un textile qui peut nous aider sérieusement pendant les longues années où la laine sera rare et chère (…) sur notre sol. » Il reprend la même analyse dans un article intitulé Conakry, port minier . Il y décrit le commerce de ce port à la date du texte, puis les aménagements à faire pour permettre d’en augmenter le trafic. Il termine son article par l’apport possible au commerce colonial, « Le port de Conakry pourra ainsi s’adapter au développement économique de la Guinée française. » Dans ces articles, l’auteur montre une volonté de rentabiliser les productions coloniales et de les adapter aux besoins de l’économie nationale. C’est certainement le but d’une colonie, en tout cas c’est ce que cet article laisse à voir. L’A.O.F est décrite comme un réservoir de possibilités économiques que les coloniaux se doivent de mettre à profit. Ce faisant, l’auteur démontre l’incapacité des indigènes d’arriver par eux-mêmes à un tel résultat et il valide du même coup le principe même des colonies. C’est au Français de montrer la voie à suivre aux indigènes, de les sortir d’un « esprit pré-capitaliste » caractérisé par « l’absence de calcul économique rationnel » (Pierre Bourdieu cité par Alain Ruscio, p.71) . L’auteur démontre rationnellement que le développement économique de l’A.O.F profite à la métropole.

La domination humaine

Incapable de mettre en œuvre le développement économique de leurs régions, les indigènes sont soumis à la domination des Blancs, ce qui se retrouve sous différentes formes dans presque tous les articles étudiés. On peut dresser une rapide typologie, non pas tellement des formes de domination, mais des formes de transmission de l‘idée de domination au lecteur.
- Dans l’article Conakry, port minier, aucun indigène n’est mentionné. L’idée ici est assez simple, nous l’avons déjà citée : l’indigène est passif dans le développement de sa région. Il s’efface au profit de considérations purement matérielles qui ne profitent qu’à la métropole. La domination est transmise au lecteur par effacement de l’indigène.
- Dans l’article Le kapok, les indigènes sont cités à plusieurs reprises. Cependant, ils ne sont jamais montrés comme des êtres humains à part entière, mais comme un moyen : « Le kapok, dispersé dans la brousse, exige beaucoup de main-d’œuvre (des femmes et des enfants suffisent) ». On peut reprendre à Max Weber la notion d’action de type rationnelle en finalité. Ils sont vus en fonction de leur efficacité dans la poursuite d’une fin. Nous avancerons donc la notion de transmission de la domination par déshumanisation.
Ces deux modes de transmission sont valables pour les années 1949 et 1950. Mais, le thème de la domination parcourt l’ensemble de la période. On la retrouve sous deux autres formes qui sont liées entre-elles :
- La domination apparaît sous le thème du « boy ». Ce dernier peut avoir un prénom, comme ce « brave boy Alphonse » qui accompagne trois Français en mal de sensation pour une descente du fleuve Chari jusqu’au lac Tchad , bien qu’il soit « aussi peu nautique que possible », ou n’être appelé que boy. Son rôle est d’accompagner le Blanc dans ses déplacements, de l’aider dans la difficile vie quotidienne en A.O.F. Dans le récit Chasseur de lions , on entrevoit même une complicité entre les deux acteurs, le jeune Fassoum, « un garçon d’une quinzaine d’années, intelligent et vigoureux », et son maître lorsque tous deux coupent du bois. Si le « boy » n’est pas serviteur, il est apprenti, mais dans tous les cas il est socialement inférieur au Blanc car comme le note Alain Ruscio « Tout Blanc qui vit seul auprès des « indigènes » est destiné à devenir le Maître, le Guide, le Roi ». Ainsi, bien que Fassoum soit qualifié de garçon « intelligent et vigoureux » il n’en reste pas moins dominé par son maître qui tente de lui inculquer les valeurs occidentales.
- Si le « boy » est un garçon relativement jeune dont on peut espérer faire l’éducation, le serviteur, lui, est simplement inférieur à son maître et ne peut espérer qu’être à son service. C’est un thème assez prégnant dans La France d’outre-mer et les exemples sont multiples : un colonial pendant un récit de chasse dit « Soudain, notre noir s’arrête brusquement et prononce cette seule phrase : Niama » . C’est l’idée « traditionnelle » de domination de l’homme blanc et la domination d’un indigène par un Blanc renvoie à la domination d’un peuple sur l’autre.
Ainsi, dans un grand nombre d’articles, et sous différentes formes, on retrouve l’idée de domination des Blancs sur les indigènes de l’A.O.F.
Sous couvert d’articles anodins, à l’aspect souvent littéraire, on voit se dessiner la forme de l’A.O.F : un réservoir économique dominé par l’homme blanc. Paradoxalement, si l’A.O.F est représentée comme un territoire à occidentaliser –et à industrialiser-, elle n’en est pas moins encensée comme un des rares lieux au monde où la nature est restée inchangée depuis des millénaires.


L'Afrique, un territoire qui n'a pas bougé depuis des millénaires

Une nature inchangée

Dans l’échantillonnage sélectionné, beaucoup d’articles, par divers biais, donnent une description de la nature africaine. Cela paraît normal dans un mensuel destiné aux chasseurs dont le sous-titre est jusqu’en 1953 : Tous les sports. La vie en plein air. La famille. Nous allons tenter d’en restituer la teneur. Dans l’article En Kayak sur le Chari et le lac Tchad, l’auteur, bien qu’il n’ait pas « l’intention de publier (…) un classique récit de croisière », nous livre ceci: « Nous eûmes, sur les six jours de traversé, deux jours aux horizons infinis, et quatre de navigation à travers des îles sans terres, des chenaux étroits bordés de papyrus, dans lesquels nous n’avions qu’une ressource, tourner en rond en essayant de maintenir, malgré tout, notre cap au nord, direction de notre terminus. » Cette description d’une nature immaculée prend d’autres formes: « Des eaux atlantiques, qui éteignent les sables mauritaniens, aux bourbes du lac Tchad, qui rompent la monotonie des latérites calcinées du Niger, entre les dunes mouvantes des confins sahariens et les brousses verdoyantes du Soudan moyen (…) » . Et, c’est dans ce cadre que le colon peut s’adonner à sa passion : « En A.O.F, dans un poste situé en bordure d’une grande rivière où la marée de l’océan Atlantique se faisait sentir, j’occupais mes loisirs à la chasse. » . On est proche ici du retour à la terre, concept en vogue depuis le XIXe siècle. L’A.O.F est cette terre qui n’a pas bougé. Intacte, elle ne demande qu’à être foulé par l’homme. Cependant, si cette nature est mise en valeur, ce magazine rappelle qu’elle reste différente, elle est « pour les amateurs de grand tourisme exotique » et « un itinéraire africain ne se prépare pas comme une descente de la Loire ou de la Seine » . Le passage d’une nature différente à une nature connue se fait par deux voies. La chasse intervient ici pour ramener le lecteur dans un mode connu, pour lui permettre ensuite, à travers les protagonistes, de conquérir cette nature. Les descriptions animalières, quant à elles, font sortir les animaux, principaux acteurs de cet exotisme, de l’inconnu. Enfin, la forme générale des récits est placée sous le signe de la découverte. Ils sont donc là pour ramener cette nature exotique à une nature connue, plus proche de l’Occidental et ils en permettent la traduction en termes de nature universelle, ancestrale, inchangée.

Des modes de vie pluriséculaire : une Afrique sans histoire

D’autre part, la façon de vivre des indigènes est décrite comme si elle non plus non pas évoluées depuis des millénaires. Les mentions relatives à ce phénomène, qui réduit à très peu de choses l’histoire africaine, sont des courts passages intégrés, soit dans des récits d’aventures soit dans des descriptions pseudo ethnologiques. Notre kayakiste, qui descend le Chari, note ceci lorsqu’il croise des indigènes : « Sans doute ce genre de « navires » n’a pas évolué depuis des milliers d’années : sa forme se retrouve intacte dans certaines reproductions des tombes de pharaons… et il est fantastique de penser qu’au XXe siècle on se déplace encore en radeau de paille. ». L’article consacré aux pasteurs, quant à lui, donne à voir cela : « Depuis que la nature a créé l’homme et les animaux, sur une terre qu’elle n’a pas jugée utile de pétrir, rien n’a dû bien changer dans cette contrée inviolée. Si son premier pasteur sortait de son sommeil séculier, il retrouverait, sous le même ciel limpide, son décor familier, ses bœufs et sa famille. » . Dans le même article, l’auteur du livre ses sources : « D’après certains ethnologues, ils seraient originaires de Basse-Egypte (…) Malgré les erreurs que peut comporter l’historique de cette genèse, elle reste vraisemblable dans son ensemble. Tenons-la pour vraie (…) » Ainsi, la vision de l’Afrique reléguée dans Le chasseur français est marquée par les études ethnographiques de la première moitié du XXe siècle qui ont pour postulat le statisme des sociétés africaines. Dans cet esprit, les Noirs sont les descendants du fils de Noé, Sem, et de là en découle la théorie des migrations hamitiques. La vision que donnent les récits oscille donc entre une Afrique statique et une Afrique ou s’applique une analyse raciale du peuplement. Et même dans le deuxième cas, les Noirs ne connaissent pas leur histoire : « Un guide indigène ne connaît souvent que son petit coin natal, ou bien, tout en pratiquant telle ou telle coutume, il n’en sait plus l’origine ni dans le temps ni dans la raison (…) On peut dire que le Blanc connaît mieux l’Afrique que le Noir (…) Et je crois que, tout compte fait, l’idéal est d’avoir recours aux connaissances « en profondeur » de l’un et du savoir en « surface » de l’autre. » Sans écriture, les Noirs sont vus comme sans histoire.
Les pratiques de vie qui en découlent sont donc logiquement des plus rustiques, et renvoient à la tension entre l’Occident civilisé et l’A.O.F non civilisée. Un seul article défend le point de vue de l’évolution différente, mais c’est pour le Maroc : « On s’est plu, à la suite de quelques auteurs – qui eux envisageaient le fait sous un tout autre angle, -à comparer les modes de vie des grands chefs marocains, les caïds, à ceux des seigneurs médiévaux de l’Europe occidentale. (…) Loin d’être nantis encore d’entraves de barbarisme, les Marocains ont simplement une civilisation différente de celle des Européens chrétiens, et les deux ont évolué dans deux sens différents. »
Ainsi, La vision de l’A.O.F est donc marquée par les théories raciales du peuplement et par la théorie des « peuples-enfants » (l’étude des primitifs amène les Européens à faire un parallèle entre voyage dans l’espace et voyage dans le temps) ce qui, avec la description d’une nature inchangée, concoure à donner l’image d’une Afrique statique. Enfin, dans un dernier volet nous allons analyser les descriptions physiques puis morales de l’Autre, l’indigène, qui sont liées dans ces écrits à leur environnement.

La rencontre de l'Autre

Description physique

Les différents peuples africains sont présentés par ethnie, voire par race. Les deux termes étant pareillement employés, dans des articles qui prennent des allures pseudo scientifiques. Joseph Grand présente de cette façon les différentes sociétés pastorales : « Les Maures à l’allure aristocratique, les Touareg au cœur farouche (…) Les Foulbés, race métisse de Touareg et Peuhls, d’une extrême rusticité (…) les Peuhls, nomades par tempérament, pasteurs par vocation (…) ». L’idéologie raciale peut aussi se coupler avec l’idée de sélection naturelle : « Autour d’eux s’empressent des Touareg ou des Maures, hiératiques, farouches, voilés du litham et armés de lances. Sélectionnés par une nature intransigeante, ces hommes racés et tout en muscle semblent arrivés à un stade de constitution physique qu’aucune souffrance n’altérera plus jamais. Le visage profondément tailladé (…), ils ont l’air de sortir vainqueurs d’un combat. Hautains, mais sans mépris apparent pour les noirs qui les entourent, ils ne paraissent guère attacher d’importance aux richesses qui miroitent à leurs yeux. » Et de cette sélection naturelle découlent logiquement une catégorisation et une hiérarchisation des races en fonction de plusieurs critères. En effet, les Touareg sont des gens qui, comme les Tutsis au Rwanda, se rapprochent du type européen par leur grande taille, leur nez fin et leur teint plus claire que les autres peuples de l’A.O.F. Ainsi, dans les documents, les Noirs sont présentés comme inférieurs aux Maures ou aux Touareg (Ces deux peuples suscitent une réaction ambivalente de la part des auteurs : répulsion, ils sont perçus comme des "rustiques" (ce terme revient fréquemment), et fascination, pour leur qualités physique et leur coté guerrier), le référent étant l’homme blanc. Cette catégorisation se fait aussi en fonction du climat et d’un gradient Nord- Sud : les gens qui habitent la plaine –elle est au Nord- sont décrits comme plus lucide et plus sains que ceux qui vivent dans la brousse – au Sud. Dans le chasseur français, moins l’Africain est géographiquement proche de l’Europe plus il s’éloigne physiquement du Blanc et se rapproche de l’animal, et de la barbarie. Ce passage est un exemple parmi d’autres, si ce n’est d’animalisation, au moins de parallèle entre l’homme et l’animal :
-Un Blanc, en parlant de son « boy », un Bambara : « Et sans plus de formes, il partit au galop, sautant de roche en roche comme un singe aguerri. »
Les femmes ne sont pas en reste dans ce sombre tableau. Tout comme les Touareg ou les Maures, elles suscitent des sentiments ambivalents. Tout d’abord, il y a l’image de la « noire aux seins nus : « Des jeunes filles, presque nues ou richement vêtues d’étoffes chatoyantes» , qui est évoquée dans les récits mais aussi dans l’iconographie . On peut penser qu’elle fascine et suscite le désir. Ensuite, il y a la femme africaine au travail, « Des femmes harassées, couvertes d'une poussière rouge et grasse où la sueur burine des sillons noirs et luisants (…) » dont la description cruelle ne peut qu’inspirer du dégoût au lecteur : « Leur ventre, proéminent et lourd de fécondité, leur arrachait des grimaces de souffrance ».

Description morale des indigènes

Enfin, la description morale des indigènes de l’A.O.F est tout aussi à même de valider les théories raciales précédemment décrites. En premier lieu, si l’Africain est vu comme incapable de travailler correctement c’est en partie dû, dans ces écrits, au climat qui les rend paresseux. « Les habitants du pays connaissaient bien ce produit, mais leur si petit nombre et leur indolence native aidant, ils se contentaient de préparer une partie du coprah de leurs cocoteraies. » : retenons ici l’idée d’ « indolence native » que l’on retrouve sous diverses formes sur l’ensemble de l’échantillonnage. Ce thème est assez courant et il est présent dans la littérature française depuis Montesquieu et sa théorie des climats. « La paresse est consubstantielle à la nature des indigènes » et l’influence des Blancs ne peut que tempérer cette paresse. Aussi, Maurice Bertrand (il est membre de l'Institut géographique nationale -IGN- ce qui lui donne du crédit), lorsqu’il décrit une journée africaine, met en avant la nonchalance des indigènes : ils se lèvent après les Blancs, tournent en rond jusqu’à ce que les pères jésuites sonnent l’heure du repas, passent l’après-midi à discuter, et la nuit à jouer du tam-tam. Cet auteur les présente aussi comme des barbares : « Combien de personnes vivant loin de l’Afrique et rêvant avec fièvre à ce pays aimeraient être auprès de ces batteurs inlassables et semblant habités par un démon. Pauvres gens ! Vous ignorez aussi combien cette musique barbare est obsédante pour un Blanc, chez qui elle ne peut éveiller aucun sentiment. ». D’autres auteurs, eux, arrivent à mêler racisme et antisémitisme : « Mais, si on ne trouve plus de type caractérisé de Dioula, il existe pourtant chez tous une « bosse » : celle du commerce. La doivent-ils à la ténacité des globules de sang sémite qui se faufileraient encore dans leurs veines ? » Mention est faite du sang sémite, car comme nous l’avons dit, la théorie des migrations hamitiques ( Ham, le fils de Noé, est, selon la Bible, le père des peuples d'Afrique. Il aurait été banni par son père, et ses descendant condamnés à être des esclaves...) trouvait encore un bon écho à cette époque. Par la suite l’auteur qualifie les Dioulas du même trait de caractère que les antisémites attribuent aux juifs : la fourberie. Et les femmes ne sont pas mieux loties : « Si un acquéreur s’était présenté sur la piste, elles n’auraient point cédé leur faix. Espoir d’en retirer quelques sous de plus au marché ? Je ne le pense pas. Ni l’appât du gain, qui ne saurait stimuler des ambitions inexistantes, ni l’économie d’un temps, qu’ici aucun sablier n’écoule, d’une peine, devenue depuis des générations une règle, ne suffisent à détourner de leur objet, souvent imprécis, les désirs de l’âme obscure de l’Afrique. ».
La description morale rejoint la description physique, les deux sont liées par une même théorie raciale.





Conclusion

Au premier abord, les articles de la rubrique La France d'outre-mer paraissent anodins. Les récits sont littéraires, descriptifs, ils ne parlent jamais ou presque de politique et laissent une grande place à la nature et aux animaux. Ce sont à quelques exceptions près dans des détails ou dans des courts passages que l'on voit apparaître par différent biais une idéologie raciale. Reste que cette analyse de contenu ne nous renseigne en rien sur la réception que les lecteurs du Chasseur français ont pu en faire. Par ailleurs, même si ces articles sont pour le moins clairs quant à leur contenu, ils ne représentent qu'une à deux pages dans un cahier central qui en contient soixante-dix en moyenne…
Cependant, on a peut-être ici une clé pour comprendre comment, jusqu'au plus profond des campagnes françaises, là où dans les années 1950 beaucoup n'ont pas encore vu un noir de leur propre yeux, une idéologie raciste a pu se répandre. Elle rentre directement en ligne de compte dans la compréhension de l'imaginaire colonial, mais aussi plus simplement dans la représentation de l'Autre.

16 décembre 2006

comprendre l'histoire intellectuelle et les catégories de pensée

Le magasin Tang et les sources en Histoire.



Au premier abord il est bien difficile de faire le lien entre ces deux choses. Tang est solidement implanté dans le quartier chinois (triangle de Choisy) et même si on peut dire que faire des courses dans ce quartier sans y passer c’est comme faire de l’histoire sans aller aux Archives nationales la comparaison pourrait s’arrêter là. Aller chez Tang, pour quelqu’un qui ne connaît la cuisine asiatique qu’a travers la multitude de petits (et souvent très bons) traiteurs chinois qui pullulent dans Paris (et un peu partout en France), c’est rencontrer un autre univers. On rentre là-dedans timidement, au milieu d’Asiatiques (désolé pour le terme générique) qui sont aussi habitués à venir faire leurs courses ici qu’à voir des « Occidentaux » chercher quelques aventures.

On s'y perd facilement. Physiquement d’abord, car pour ce qui est des classements rien à voir, ou presque, avec un bête supermarché Carrefour ou Auchan. On a l’impression que tout est rangé n’importe comment, les viandes avec le poisson, les sauces avec la bière ou ce que l’on croit en être, et le seul point de repère qui nous reste est le rayon des pâtes qui ne contient... que des pâtes. Heureusement qu’en dessous des noms en chinois ou en vietnamien il y a des étiquettes qui nous permettent de nous y retrouver.

Et, conséquence de cela, nos sens se perdent. L’odorat nous joue des tours, et le nez se laisse apprivoiser par des odeurs qui, même si elles nous sont connues, sont rarement associées. Les odeurs de viande se mêlent à celles du plus sucré des parfums, et même les légumes ont des odeurs impensables (on avait même oublié que les légumes avaient une odeur !). Pour ma part, j’aime bien savoir où je vais dans un magasin et trouver chaque chose à sa place. Je trouve ça rassurant de savoir que dans le rayon « petit-déjeuner » on va pourvoir trouver ses céréales préférées et à deux pas de là, la confiture qui nous fait partir de chez nous de bonne humeur.

Alors qu’est-ce qui fait que l’on se sent perdu ? Le classement de la nourriture chez Tang, tout comme chez Carrefour, correspond à des pratiques différentes des nôtres. Le classement répond à une grammaire, des mots, par laquelle on peut retrouver des choses, les pratiques. Ce n’est cependant pas facile d’étudier cela. Comment savoir ce qui est de l’ordre du petit-déjeuner chez les Asiatiques et ce qui ne l’est pas ? Est-ce que je dois reprendre tout ce qui a mes yeux constitue un petit-déjeuner et le réunir, sans tenir compte du fait que les objets qui le composent n’ont pas de lien entre eux pour les Asiatiques ? Etc.

Si cela peut paraître évident pour ce qui est du magasin Tang, cela devrait être évident pour les sources en histoire. Quand on s’intéresse aux choses du passé, on rencontre des mots parfois identiques à ceux d’aujourd’hui. Mais ils ne sont pas employés dans le même sens et ne sont pas utilisés de la même façon. Le mot « entreprise », qui aujourd’hui renvoie à une institution, à une structure, ne se retrouve pas comme tel dans les archives du 18e siècle en France -après le passage sur Tang il est difficile de ne pas ajouter de repère géographique ; ce qui est valable pour un endroit ne l’est peut-être pas pour un autre-. Il renvoie à une action et non à une « abstraction » : quelqu’un se lance dans l’entreprise de quelque chose. L’entreprise n’existe pas au 18e siècle sous le même vocable qu’aujourd’hui. Elle n’a pas non plus de salariés comme on l’entend aujourd’hui. S’intéresser aux mots nous amène néanmoins à appréhender des classements, et des pratiques et surtout à ne pas voir des choses qui n’existent pas. Cela permet de comprendre quels sont les catégories de pensée. Bref, cela permet de saisir le passé pour ce qu’il est vraiment, quelque chose de différent.

Alors, quand je rentre chez Tang, je retrouve le même vertige que lorsque je me penche sur les sources en Histoire. Surtout si ce n’est pas une reproduction mais une archive originale. Elles sont pleines d’odeurs de vieux papiers, de bois etc. Des odeurs qu’on n’a pas l’habitude de sentir...

1. Arlettre farge le décrit magnifiquement dans son livre « Le goût de l’archive », parut chez Seuil.